Beatitude
Les Caprices de Marianne
terre ; à droite et à gauche, de vieilles petites figures racornies, de maigres et pâles fantômes, des créanciers agiles, des parents et des courtisans ; toute une légion de monstres se suspendent à son manteau et le tiraillent de tous côtés pour lui faire perdre l'équilibre ; des phrases redondantes, de grands mots enchâssés cavalcadent autour de lui ; une nuée de prédictions sinistres l'aveugle de ses ailes noires. Il continue sa course légère de l'orient à l'occident. S'il regarde en bas, la tête lui tourne ; s'il regarde en haut, le pied lui manque. Il va plus vite que le vent, et toutes les mains tendues autour de lui ne lui feront pas renverser une goutte de la coupe joyeuse qu'il porte à la sienne, voilà ma vie, mon cher ami ; c'est ma fidèle image que tu vois.
COELIO. - Que tu es heureux d'être fou !
OCTAVE. - Que tu es fou de ne pas être heureux ! Dis moi un peu, toi, qu'est-ce qui te manque ?
COELIO. - il me manque le repos, la douce insouciance qui fait de la vie un miroir où tous les objets se peignent un instant et sur lequel tout glisse. Une dette pour moi est un remords. L'amour, dont vous autres vous faites un passe-temps, trouble ma vie entière. O mon ami, tu ignoreras toujours ce que c'est qu'aimer comme moi ! Mon cabinet d'étude est désert ; depuis un mois j'erre autour de cette maison la nuit et le jour. Quel charme j'éprouve, au lever de la lune, à conduire sous ces petits arbres, au fond de cette place, mon chœur modeste de musiciens, à marquer moi-même la mesure, à les entendre chanter la beauté de Marianne ! Jamais elle n'a paru à sa fenêtre ; jamais elle n'est venue appuyer son front charmant sur sa jalousie.
OCTAVE. - Qui est cette Marianne ? est-ce que c'est ma cousine ?
COELIO. - C'est elle-même, la femme du vieux Claudio.
OCTAVE. - Je ne l'ai jamais vue, mais à coup sûr elle est ma cousine. Claudio est fait exprès. Confie-moi tes intérêts, Coelio.
COELIO. - Tous les moyens que j'ai tentés pour lui faire con-
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naître mon amour ont été inutiles. Elle sort du couvent ; elle aime son mari et respecte ses devoirs. Sa porte est fermée à tous les jeunes gens de la ville, et personne ne peut l'approcher.
OCTAVE. - Ouais ! est-elle jolie ? — Sot que je suis ! tu l'aimes, cela n'importe guère. Que pourrions-nous imaginer ?
COELIO. - Faut-il te parler franchement ? ne te riras-tu pas de moi ?
OCTAVE. - Laisse-moi rire de toi, et parle franchement.
COELIO. - En ta qualité de parent, tu dois être reçu dans la maison.
OCTAVE. - Suis-je reçu? Je n'en sais rien. Admettons que je suis reçu. A te dire vrai, il y a une grande différence entre mon auguste famille et une botte d'asperges. Nous ne formons pas un faisceau bien serré, et nous ne tenons guère les uns aux autres que par écrit. Cependant Marianne connaît mon nom. Faut-il lui parler en ta faveur ?
COELIO. - Vingt fois j'ai tenté de l'aborder ; vingt fois j'ai senti mes genoux fléchir en approchant d'elle. J'ai été forcé de lui envoyer la vieille Ciuta. Quand je la vois, ma gorge se serre et j'étouffe, comme si mon coeur se soulevait jusqu'à mes lèvres.
OCTAVE. - J'ai éprouvé cela. C'est ainsi qu'au fond des forêts, lorsqu'une biche avance à petits pas sur les feuilles sèches et que le chasseur entend les bruyères glisser sur ses flancs inquiets comme le frôlement d'une robe légère, les battements de coeur le prennent malgré lui ; il soulève son arme en silence, sans faire un pas et sans respirer.
COELIO. - Pourquoi donc suis-je ainsi ? n'est-ce pas une vieille maxime, parmi les libertins, que toutes les femmes se ressemblent ? Pourquoi donc y a-t-il si peu d'amours qui se ressemblent ? En vérité, je ne saurais aimer cette femme comme toi, Octave, tu l'aimerais, ou comme j'en aimerais une autre. Qu'est-ce donc pourtant que tout cela ? Deux yeux bleus, deux lèvres vermeilles, une robe blanche et deux blanches mains. Pourquoi ce qui te rendrait joyeux et empres-
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