Beatitude
Les Caprices de Marianne
sont finies ; voici Marianne qui revient.
Entre Marianne.
MARIANNE. - Encore ici, seigneur Octave ? et déjà à table ? C'est un peu triste de s'enivrer tout seul.
OCTAVE. - Le monde entier m'abandonne ; je tâche d'y voir double, afin de me servir à moi-même de compagnie.
MARIANNE. - Comment ! pas un de vos amis, pas une de vos maîtresses qui vous soulage de ce fardeau terrible, la solitude ?
OCTAVE. - Faut-il vous dire ma pensée ? J'avais envoyé chercher une certaine Rosalinde, qui me sert de maîtresse ; elle soupe en ville comme une personne de qualité.
MARIANNE. - C'est une fâcheuse affaire sans doute, et votre coeur en doit ressentir un vide effroyable.
OCTAVE. - Un vide que je ne Saurais exprimer, et que je communique en vain à cette large coupe. Le carillon des vêpres m'a fendu le crâne pour toute l'après-dînée.
MARIANNE. - Dites-moi, cousin, est-ce du vin à quinze sous la bouteille que vous buvez ?
OCTAVE. - N'en riez pas ; ce sont les larmes du Christ en personne.
MARIANNE. - Cela m'étonne que vous ne buviez pas du vin à quinze sous ; buvez-en, je vous en supplie.
OCTAVE. - Pourquoi en boirais-je, s'il vous plaît ?
MARIANNE. - Goûtez-en ; je suis sûre qu'il n'y a aucune différence avec celui-là.
OCTAVE. - Il y en a une aussi grande qu'entre le soleil et une lanterne.
MARIANNE. - Non, vous dis-je, c'est la même chose.
OCTAVE. - Dieu m'en préserve ! vous moquez-vous de moi ?
MARIANNE. - Vous trouvez qu'il y a une grande différence ?
OCTAVE. - Assurément.
MARIANNE. - Je croyais qu'il en était du vin comme des femmes. Une femme n'est-elle pas aussi un vase précieux,
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scellé comme ce flacon de cristal ? Ne renferme-t-elle pas une ivresse grossière ou divine, selon sa force et sa valeur ? Et n’y-a-t-il pas parmi elles le vin du peuple et les larmes du Christ ? Quel misérable coeur est-ce donc que le vôtre, pour que vos lèvres lui fassent la leçon ? vous ne boiriez pas le vin que boit le peuple, vous aimez les femmes qu'il aime ; l'esprit généreux et poétique de ce flacon doré, ces sucs merveilleux que la lave du Vésuve a cuvés sous son ardent soleil, vous conduiront chancelant et sans force dans les bras d'une fille de joie ; vous rougiriez de boire un vin grossier ; votre gorge se soulèverait. Ah ! vos lèvres sont délicates, mais votre coeur s'enivre à bon marché. Bonsoir, cousin ; puisse Rosalinde rentrer ce soir chez elle !
OCTAVE. - Deux mots, de grâce, belle Marianne, et ma réponse sera courte. Combien de temps pensez-vous qu'il faille faire la cour à la bouteille que vous voyez pour obtenir ses faveurs ? Elle est, comme vous dites, toute pleine d'un esprit céleste et le vin du peuple lui ressemble aussi peu qu'un paysan ressemble à son seigneur. Cependant, regardez comme elle se laisse faire ! — Elle n'a reçu, j'imagine, aucune éducation, elle n'a aucun principe; vous voyez comme elle est bonne fille! Un mot a suffi pour la faire sortir du couvent ; toute poudreuse encore, elle s'en est échappée pour me donner un quart d'heure d'oubli, et mourir. Sa couronne virginale, empourprée de cire odorante, est aussitôt tombée en poussière, et, je ne puis vous le cacher, elle a failli passer tout entière sur mes lèvres dans la chaleur de son premier baiser.
MARIANNE. - Etes-vous sûr qu'elle en vaut davantage ? Et si vous êtes un de ses vrais amants, n'iriez-vous pas, si la recette en était perdue, en chercher la dernière goutte jusque dans la bouche du volcan ?
OCTAVE. - Elle n'en vaut ni plus ni moins. Elle sait qu'elle est bonne à boire et qu'elle est faite pour être bue. Dieu n'en a pas caché la source au sommet d'un pic inabordable, au fond d'une caverne profonde ; il l'a suspendue en grappes dorées au bord de nos chemins ; elle y fait le métier des courtisanes ;
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