Beatitude
Les Caprices de Marianne
sé, ce qui t'attirerait, toi, comme l'aiguille aimantée attire le fer, me rend-il triste et immobile ? Qui pourrait dire : ceci est gai ou triste ? La réalité n'est qu'une ombre. Appelle imagination ou folie ce qui la divinise. Alors la folie est la beauté elle-même. Chaque homme marche enveloppé d'un réseau transparent qui le couvre de la tête aux pieds : il croit voir des bois et des fleuves, des visages divins, et l’universelle nature se teint sous ses regards des nuances infinies du tissu magique. Octave ! Octave ! viens à mon secours.
OCTAVE. - J'aime ton amour, Coelio ! Il divague dans ta cervelle comme un flacon syracusain. Donne-moi la main ; je viens à ton secours ; attends un peu, l'air me frappe au visage, et les idées me reviennent. Je connais cette Marianne, elle me déteste fort sans m'avoir jamais vu. C'est une mince poupée qui marmonne des Ave sans fin.
COELIO. - Fais ce que tu voudras, mais ne me trompe pas, je t'en conjure; il est aisé de me tromper, je ne sais pas me défier d'une action que je ne voudrais pas faire moi-même.
OCTAVE. - Si tu escaladais ses murs ?
COELIO. - Entre elle et moi est une muraille imaginaire que je n'ai pu escalader.
OCTAVE. - Si tu lui écrivais ?
COELIO. - Elle déchire mes lettres ou me les renvoie.
OCTAVE. - Si tu en aimais une autre ? Viens avec moi chez Rosalinde.
COELIO. - Le souffle de ma vie est à Marianne ; elle peut d'un mot de ses lèvres l'anéantir ou l'embraser. Vivre pour une autre me serait plus difficile que de mourir pour elle : ou je réussirai ou je me tuerai. Silence ! la voici qui détourne la rue.
OCTAVE. - Retire-toi, je vais l'aborder.
COELIO: - Y penses-tu ? dans l'équipage où te voilà! Essuie-toi le visage tu as l'air d'un fou.
OCTAVE. - Voilà qui est fait. L'ivresse et moi; mon cher Coelio, nous sommes trop chers l'un à l'autre pour nous jamais disputer, elle fait mes volontés comme je fais les siennes. N'aie aucune crainte là-dessus, c'est le fait d'un étu-
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diant en vacance qui se grise un jour de grand dîner, de perdre la tête et de lutter avec le vin ; moi, mon caractère est d'être ivre ; ma façon de penser est de me laisser faire, et je parlerais au roi en ce moment, comme je vais parler à ta belle.
COELIO. - Je ne sais ce que j'éprouve. — Non, ne lui parle pas.
OCTAVE. - Pourquoi ?
COELIO. - Je ne puis dire pourquoi ; il me semble que tu vas me tromper.
OCTAVE. - Touche là. Je te jure sur mon honneur que Marianne sera à toi, ou à personne au monde, tant que j'y pourrai quelque chose.
Coelio sort. — Entre Marianne. Octave l'aborde.
OCTAVE. - Ne vous détournez pas, princesse de beauté ; laissez tomber vos regards sur le plus indigne de vos serviteurs.
MARIANNE. - Qui êtes-vous ?
OCTAVE. - Mon nom est Octave ; je suis cousin de votre mari.
MARIANNE. - Venez-vous pour le voir ? entrez au logis, il va revenir.
OCTAVE. - Je ne viens pas pour le voir et n'entrerai point au logis, de peur que vous ne m'en chassiez tout à l'heure, quand je vous aurai dit ce qui m'amène.
MARIANNE. - Dispensez-vous donc de le dire et de m'arrêter plus longtemps.
OCTAVE. - Je ne saurais m'en dispenser et vous supplie de vous arrêter pour l'entendre. Cruelle Marianne ! vos yeux ont causé bien du mal, et vos paroles ne sont pas faites pour le guérir. Que vous avait fait Coelio ?
MARIANNE. - De qui parlez-vous, et quel mal ai-je causé ?
OCTAVE. - Un mal le plus cruel de tous, car c'est un mal sans espérance ; le plus terrible, car c'est un mal qui se chérit lui-même et repousse la coupe salutaire jusque dans la main de l'amitié, un mal qui fait pâlir les lèvres sous des poisons plus doux que l'ambroisie, et qui fond en une pluie de larmes le
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